Et nous nous permettons d’insister

Et nous nous permettons d'insister

La gauche doit gagner les élections. C’est-à-dire que la droite doit les perdre. Il faut attendre le pire de ceux qui parlent de « frigidaire » quand on dit « hospitalité », ou qui évoquent la « mauvaise graisse » quand on défend le service public. C’est la moindre des raisons. C’est aussi la plus urgente.

Il y a une raison plus positive : la gauche officielle sait à l’occasion sortir de ses gonds, pour peu qu’on l’y oblige. C’était le sens de notre manifestation joyeusement minoritaire du samedi 17 mai. C’était l’objectif du forum qui a suivi, où nous avons interpellé les Verts, le PC, le MDC et le PS sur quelques points qui nous tiennent particulièrement à cur, cherchés en vain dans leurs programmes. Sous nos questions, les Verts, malgré le refus de leurs alliés électoraux, se sont déclarés favorables à l’abrogation de la loi de 1970, qui criminalise les usagers de drogues. Le PC, plus habitué à défendre les travailleurs, souhaite la représentation des chômeurs dans les instances administratives et paritaires. Le MDC, théoriquement hostile aux identités infra-républicaines, s’engage à défendre les droits des transexuels. Quant au PS, bien qu’ayant voté la loi Joxe, il désire aujourd’hui une « remise à plat complète des ordonnances de 1945 » relatives à l’immigration. Les quatre délégués, sans exception, se sont engagés à la création d’un contrat d’union sociale qui permette aux homosexuels la reconnaissance de leurs couples. Pour peu qu’on l’y pousse, la gauche officielle sait donc rompre la politesse des alliances consensuelles et, parfois, tirer le bilan de ses erreurs gouvernementales.

Mais il faut l’y pousser. Il n’y a plus, aujourd’hui, d’imagination ni d’audace propres à la gauche officielle. Il y a, au mieux, un acquiescement tardif et presque honteux aux exigences de la gauche réelle. Si aucun des quatre représentants n’a omis de s’engager à une régularisation des sans-papiers, les critères restent cependant restrictifs, approximatifs et variables : il s’agira des critères des médiateurs de Saint-Bernard, élargis (Verts), amputés (PS) ou renégociés avec ceux qu’ils excluent (PC) ; la figure du « clandestin » – pourtant détruite par les sans-papiers en lutte – rôde encore dans les discours.

La gauche a besoin de nous. Elle le sait sans doute quand elle accepte de nous rencontrer. Mais elle se trompe quand elle croit qu’elle n’aura à répondre qu’aux intérêts sectoriels de ceux qui travaillent sur le terrain social et à ne proposer qu’un catalogue de mesures palliatives. La gauche officielle ne semble jamais vouloir se départir de sa résignation à accepter les «évolutions en cours ». Que cette résignation prenne le nom de « maîtrise » chez ceux qui ont pour vocation de gouverner ne la rend pas plus acceptable. La gauche se trompe lorsqu’elle fait siens des principes canoniques qui la maintiennent sur les terres de la droite – obéir à la versatilité des marchés, sacraliser les grands équilibres comptables, précéder la phobie sécuritaire prêtée à l’opinion publique. La gauche se trompe en effet lorsqu’elle nous demande d’intérioriser son réalisme, alors que c’est à elle d’intérioriser nos réalités. C’est cette perspective-là qu’il s’agit de renverser. C’est à cet endroit que, lors des forum, nous avons rencontré les résistances les plus fortes. Or c’est là que se trouvent les verrous à faire sauter pour reconstruire une véritable logique de gauche.

Ce que la réalité exige aujourd’hui, c’est par exemple la dépénalisation de l’usage des drogues. La gauche doit comprendre que la répression de la toxicomanie expose les usagers de drogues aux épidémies de sida et d’hépatite C. Elle doit laisser à la droite le souci emphatique de « lutter contre la drogue » et aux psychiatres la certitude que la toxicomanie est une pathologie : le seul résultat concret de cette politique, ce n’est pas l’assèchement des trafics, mais l’emprisonnement des usagers, la clandestinité du shoot, la prise de risque forcée ; c’est aussi, lorsqu’on est malade, l’impossibilité d’accéder aux soins indispensables. La gauche a mieux à faire que « lutter contre la drogue » ; elle doit abolir la loi du 31 décembre 1970, et reconnaître que la santé et la liberté des gens importent plus que les phobies sécuritaires prêtées à l’opinion publique.

De même, la …

et ne dites pas que c’est un détail

et ne dites pas que c'est un détail

Dès le soir du premier tour des Présidentielles, nous étions dans la rue, et nous y sommes retournés entre le 21 avril et le 5 mai, pour rappeler qui est Le Pen. Raciste, antisémite, négationniste, tortionnaire de la guerre d’Algérie, sexiste, homophobe, Le Pen souhaite par ailleurs l’élimination des séropositifs : il veut les enfermer dans des camps, les “sidatoriums” ; il distingue les victimes innocentes des “malades de la sodomie” ; il entend imposer des tests de dépistage du VIH aux frontières, etc, etc.

manif3 - 8.4 koContre les séropos, Le Pen a déjà gagné une victoire : celle d’avoir imposé le terme de “sidaïques” pour qualifier les malades du sida. Demandez à votre entourage, vous verrez que ce terme n’a rien de choquant pour la plupart des gens qui vous entourent. Ce mot, pourtant, a été forgé de toutes pièces par Le Pen, qui fait rimer “sidaïques” avec “judaïques” – toutes personnes qu’il rêve d’enfermer dans des camps. “Sidaïques” : pour beaucoup, ce terme est neutre – et ça, c’est déjà une victoire de Le Pen. Il faut donc le rappeler ici, le terme de sidaïque est blessant, insultant et dangereux. Ne l’utilisez plus jamais. Expliquez à votre entourage pourquoi il ne faut plus l’utiliser.

Les mots sont importants, en politique comme ailleurs. Mais quand on entend combattre le Front National, le choix des termes devient essentiel. Au cours des évènements qui ont ponctué l’entre-deux-tours des Présidentielles, manifs ou forums, nous avons dû rappeler à l’ordre tous ceux qui, au nom de la lutte contre le Front National, nous insultaient, nous les pédés, les gouines, les trans, les femmes, les malades du sida. Dans certains cortèges, on pouvait lire ou entendre : Le Pen, enculé ; ou encore “Le Pen, serre les fesses, on arrive à toute vitesse”. Au cours des forums, des intervenants dénonçaient les partis de gauche qui “nous la mettaient, bien profond”.

manif4 - 14.5 koÀ tous ceux-là, il a fallu le rappeler : nous faire enculer, nous la faire mettre, bien profond, est source de plaisir. Au nom de quoi pourrions-nous accepter que cela soit la marque d’un mépris ? Il faut bien comprendre : je manifeste, avec des milliers et des milliers de gens dans la rue, contre une personne et les idées qu’elle incarne, et soudain j’entends “Le Pen, enculé”. Je suis moi-même un enculé, et j’adore ça. À ce moment, je n’ai plus envie d’être aux côtés de ces gens avec qui je manifestais. Nous avons le même ennemi, mais nous ne sommes plus dans le même camp.

Il s’agit bien de correction politique. Et cela ne se limite pas au sida. Quand on est séropositif ou sidéen, et qu’on lit sur une banderole, le 1er mai, “Le Pen = le sida de la France”, cela fait mal. Mais quand on est aveugle, et qu’on vous dit que des pancartes affichent fièrement : “Au pays des aveugles, le borgne est roi”, pour faire un bon petit jeu de mot sur le handicap de Le Pen, il y a de quoi hurler.

Combattre Le Pen, combattre la droite au gouvernement, oui. Ensemble, sans doute. Mais cela ne pourra se faire que si les forces de gauche, celles qui se disent progressistes ou révolutionnaires, prennent conscience de la haine et du mépris que véhiculent tous ces mots : haine du pédé, de la femme, du malade, du handicapé. Nous stigmatiser ainsi n’est sans doute pas le meilleur moyen de combattre la droite et l’extrême-droite.